Les scientifiques nous avertissent depuis des années sur la surconsommation et le dérèglement climatique. René Barjavel, auteur, a lui aussi tiré la sonnette d’alarme lorsqu’il publie Ravage en 1943. Sur fond de désastre climatique et refonte du système social, ce roman d’anticipation prédit un avenir bien morne pour notre société.
Attention, l’article risque de vous spoiler la fin du roman.
Une société dépendante de l’électricité et de la technologie
Ravage décrit la France, et en particulier Paris, comme à son apogée. La société a fait de tels progrès que désormais, tout est remplacé par l’électricité et les « Machines ». L’entièreté du pays en est dépendante, l’Homme n’est que son technicien. Puis un jour, tout se met en panne. Plus rien ne fonctionne, ni voitures, ni éclairages, ni communications. La panne dure des heures, des jours, des semaines, et plus personne ne sait quoi faire. Sur fond de lutte des classes, le chaos s’installe presque automatiquement.
L’Homme participe à l’effondrement de la société
François Deschamps, notre personnage principal, est agriculteur malgré lui. Il est aux antipodes de Jérôme Seita, qui représente le capitalisme à son paroxysme. Après la grande panne, François voit Paris partir en flammes. Mais malgré les pénuries alimentaires, actes de vandalisme, vols et destructions progressives, l’Homme prend sa revanche sur la Machine. Celles-ci sont détruites au même titre que tout ce qui pourrait être qualifié de technologie, y compris les livres et autres outils utiles à la survie.
On assiste alors à un effacement complet de la société. S’il était déjà acquis que l’Homme avait progressivement détruit son habitat en développant sa technologie à outrance, il participe désormais à la destruction de son Histoire.
Une lutte constante pour la survie de l’humanité
N’ayant rien à perdre, François décide de quitter la capitale accompagné d’un groupe de survivants. Le feu se propage rapidement, forçant le groupe à naviguer sur un fleuve qui finit par s’assécher. La soif et la faim ne tardent à arriver. L’eau potable se fait rare, répandant ainsi le choléra. Une grande partie du pays est ravagée par les flammes, les camions de pompier ne fonctionnant plus. Le groupe est souvent attaqué par d’autres survivants et l’insécurité règne.
Dans ce chaos dont il est impossible de s’extirper, la folie enveloppe parfois certains membres du camp. Ces phénomènes naturels font écho à ce que nous rencontrons de nos jours aux quatre coins du Monde. Entre feux de forêts et rupture de l’accès à une eau potable, la frontière entre fiction et réalité s’amincit. Contre toute attente, le groupe se réfugie au sud-est de la France, une zone épargnée par le ravage. C’est ici que cette petite colonie fonde un nouvel Eden.
La renaissance d’une société agraire
Ces survivants du ravage s’attachent à construire une nouvelle civilisation. Puisque la technologie s’est montrée hostile à l’humanité, la colonie décide de l’éliminer complètement pour former une société agraire et autosuffisante. On peut voir ici un parallèle avec la volonté d’une partie de la population de fonder des « communes » où l’on se fonde sur le respect de la biodiversité et la vie en communauté. François Deschamps devient donc le « père » de celle-ci et décide de revenir à ce qu’il estime être les racines de l’Homme. Respectueux de l’environnement et en accord avec la nature, les survivants redeviennent chasseurs et cueilleurs.
Une nouvelle civilisation non sans dérive
Cette société devient toutefois une sorte de patriarcat des cavernes. François, devenu vieux, est divinisé et sa parole vaut loi. La condition des femmes du groupe se dégrade rapidement et celles-ci sont reléguées à leur devoir de reproduction. On assiste à l’installation d’un système polygamique. Barjavel nous rappelle ainsi que chaque système peut conduire à des dérives : le besoin de repeupler le pays pour la survie de l’espèce humaine prime sur le droit des femmes à disposer de leur corps. Il invite, peut-être inconsciemment, à se questionner sur l’avenir de notre société et à établir des bases fermes pour que sa transformation soit bénéfique pour la population entière.
Le contexte d’écriture : un facteur de compréhension
En 1943, Barjavel publie Ravage dans un contexte de Guerre mondiale. Une moitié de la France, dont Paris faisait partie, était occupée par les forces allemandes. On peut donc supposer un lien entre le ravage de Paris et la fuite des survivants au sud de la France, à l’époque située en zone « libre ». De même, de nombreuses personnes ont fui la capitale en 1940 lorsque les troupes allemandes ont commencé à assiéger le pays. Il est tout à fait plausible que l’auteur ait pensé à recréer une France à partir de cette zone libre. De nos jours, il est difficile d’imaginer ce à quoi notre futur ressemblera sur cette planète. En 1943, il était également complexe d’entrevoir la fin du conflit armé et de l’occupation allemande.
Une remise en question de notre mode de vie
Dans ces deux scénarii, l’anxiété générale résultant de ces situations fait réfléchir quant au type de société dans laquelle nous souhaitons vivre. Une société agraire sans technologie peut s’avérer tentante lorsque l’on craint que cette dernière se retourne contre nous. En effet, la fin du roman présente François, mort par la main de Denis, membre de la colonie. Ce dernier avait présenté à François un modèle de moteur qui lui semblait pouvoir être utile à la vie en communauté. François, effrayé de toute technologie, est conduit à sa perte en menaçant Denis.
René Barjavel, à travers Ravage, soulève des questionnements intéressants : quelle place attribuons-nous aux luttes sociales lorsque la priorité est à la préservation de notre planète ? Faut-il tirer un trait sur l’entièreté du progrès effectué jusqu’à nos jours pour pouvoir transitionner vers une société plus verte ? Si aucune des réponses à ces questions n’est évidente, elles méritent toutefois d’être discutées. Ravage nous permet ainsi de voir notre société sous un prisme différent. Son ton est parfois daté – surtout sur la place des femmes – mais l’idée d’un cataclysme remettant en question notre mode de vie résonne en chacun de nous.
Ce qu’on en pense
René Barjavel est également l’auteur de plusieurs autres romans de science-fiction dont l’un des plus connus reste La Nuit des Temps. L’auteur a souvent été décrié comme pessimiste et anti-technologie, et en effet, il est facile de déchanter rapidement à la lecture de Ravage. Néanmoins, il est important de garder à l’esprit que le roman fait une abstraction totale de l’existence d’associations de citoyens qui sensibilisent la population et agissent pour l’environnement. En ce sens, le roman est éloigné de notre réalité actuelle.
Dès lors, Ravage n’est peut-être pas le meilleur roman à lire pour se motiver à agir pour l’environnement. Parfois un peu long dans ses descriptions de l’apocalypse, il immerge toutefois le lecteur dans une réalité alternative très détaillée qui n’est pas qu’une fiction littéraire.
Enfin, lire un auteur rétrograder les femmes à leurs capacités de reproduction paraît largement daté. D’autres dystopies, comme La Servante Ecarlate (The Handmaid’s Tale) de Margaret Atwood, évoquent aussi le sujet de la condition des femmes. A la différence du roman de Margaret Atwood, Ravage ne discute pas du bienfondé de l’exploitation des femmes pour la survie de l’espèce, ce qui est dommage, surtout si l’on garde à l’esprit que la publication du roman intervient seulement un an avant l’obtention du droit de vote des femmes.
Toutefois, dans le contexte de l’écriture du roman, ce choix littéraire a du sens. De 1942 jusqu’à la libération de Paris, le régime pétainiste avait rendu l’avortement passible de la peine capitale. Le besoin de repeupler le pays après la Première Guerre mondiale était considéré comme une priorité. Dès lors, Ravage n’est pas si éloigné de la réalité actuelle. On assiste tant à des désastres écologiques qu’à une remise en question des droits sociaux. Mais ce que le roman n’avait pas prévu, c’est la coordination des citoyens. Par une lutte intersectionnelle et un effort collectif, nous pouvons aujourd’hui planter les graines qui créeront la planète de demain.
Manon Palmer
rédactrice littéraire chez New Hera