L’abolition de la corrida : utopie ou réalité contemporaine ?

A la manière de Robert Badinter lorsqu’il publie L’Abolition pour réclamer l’abrogation de la peine de mort, Aymeric Caron plaide contre la corrida dans un ouvrage publié en 2022 : Abolition. Il invoque le droit des animaux à ne pas être exécutés et en ce sens, parfume son essai d’arguments antispécistes et anti-tradition. 

Corrida : le mythe attaché à l’identité traditionnelle française

Les aficionados de la corrida revendiquent un attachement particulier à la pratique traditionnelle du Sud de la France. L’auteur définit cette tradition comme un « argumentum ad antiquitatem » dont les tauromachiens se servent pour invoquer l’idée d’une identité et d’une histoire régionales associées à la corrida. Jugée comme philosophiquement inacceptable, cet argument est immédiatement rejeté par l’auteur.

En effet, historiquement, la corrida nous provient d’Espagne. Eugénie de Montijo, épouse de l’empereur Napoléon III, importe la pratique en France à son arrivée en 1853. Tout argument en faveur d’une tradition continue est alors bancal, selon l’auteur et député. Pour appuyer cela, il pointe ainsi que ladite tradition n’est en vigueur que dans certains départements dits « taurins », nommément l’Aude, les Bouches-du-Rhône, le Gard, le Gers, la Gironde, l’Hérault, les Landes, les Pyrénées-Atlantiques, les Hautes-Pyrénées et Pyrénées-Orientales. Une étude IFOP de mars 2017 menée dans ces départements révèle que 75% de leurs habitants sont défavorables à « la corrida avec pique, banderilles et mise à mort des taureaux ». Dès lors, peut-on réellement qualifier la corrida de tradition régionale légitime ? 

La réalité de la souffrance animale dans les arènes

Arène pleine avec une corrida ayant lieu à l'intérieur
La corrida un combat en trois phases dans une arène | Crédit photo : Annie Spratt via unspash.com

Au même titre que la chasse et la consommation de viande, Aymeric Caron décrit la corrida comme l’asservissement de la nature par l’Homme. Mais derrière le rituel et le spectacle, que cache réellement une corrida ? Que voit le spectateur dans l’arène ? La réponse a été clarifiée par une décision du Tribunal correctionnel de Béziers le 5 mai 2021 à l’occasion d’une plainte de la S.P.A. La corrida, sur un total de deux heures, suit six combats identiques de 20 minutes, chacun découpé en trois phases :

L’intervention des picadors

Ici, des hommes montés sur leurs chevaux heurtent répétitivement le taureau entre les vertèbres à l’aide d’une pique d’un peu moins de trois mètres de long. Cette action a pour but d’affaiblir l’animal avant de le présenter au torero. 

La pose de banderilles

Les banderilles prennent la forme de harpons d’environ un mètre. Elles sont introduites entre le cou et le dos de l’animal et atteignent ainsi ses nerfs et sa chair. Un homme à pied effectue cette tâche et en moyenne, dépose entre quatre et six banderilles. Là encore, le taureau est affaibli et présente des blessures ouvertes.

La mise à mort

Une épée recourbée d’un peu moins d’un mètre est enfoncée à plusieurs reprises entre la colonne vertébrale et l’épaule de l’animal. Si l’animal survit, un dernier coup lui sera infligé à l’aide d’un poignard, directement au cœur.

Dans cette même décision judiciaire, le Tribunal a pourtant débouté la S.P.A de ses demandes (l’association avait déposé plainte contre la commune, son maire, le directeur des arènes et un torero pour actes de cruauté envers animaux). Le tribunal relève l’existence d’une « tradition interrompue dans la localité » pour justifier leur relaxe, malgré la constatation des sévices infligés à l’animal. Dans ce contexte, l’auteur rappelle certains éléments légaux qui permettent à la corrida d’être condamnée moralement mais praticable légalement. Si en effet les sévices ne sont pas niés, ils ne sont pas pour autant condamnés. 

Le cadre légal : dichotomie entre sévices reconnus et traditions locales

marteau de juge, balance judiciaire dorée ainsi qu'une feuille blanche et un stylo vu d'en haut
La corrida est soumise à une règlementation ne s’appliquant pas à la tradition| Crédit photo : freepik.com

La législation française établit l’animal comme un « bien meuble doué de sensibilité » soumis au régime des biens[1]. Au niveau pénal, « le fait, publiquement ou non, d’exercer des sévices graves ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende » [2].

Toutefois, le même article prévoit une exception à son alinéa 7 : « Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée ». Ainsi, le maintien de la tradition doit s’apprécier dans un cadre démographique[3], et seraient exonérés de leur responsabilité pénale les départements dits ‘taurins’ démontrant « une tradition ancienne, transmise de génération en génération, et formée d’une pratique continue et non résultant de faits isolés, ou plus ou moins intermittents »[4]

Dès lors, comment expliquer que cette tradition soit permise dans le département des Pyrénées-Orientales mais pas en Ariège, département qui lui est pourtant voisin et, lui aussi, frontalier avec l’Espagne ? La loi pénale, qui a priori a vocation à s’appliquer sur l’ensemble du territoire, exempt certains territoires de son application. La loi française nous offre donc un double standard inimaginable pour n’importe quel autre délit. 

La contradiction est d’autant plus visible que la loi du 30 novembre 2021[5] modifie le Code de l’environnement afin d’interdire la représentation d’animaux non domestiques dans les cirques itinérants[6], de même pour les spectacles comprenant des cétacés[7] (notamment orques et dauphins). L’abolition de certaines traditions et le maintien d’autres créée une dichotomie qui n’a pas lieu d’être. Tuer un taureau sur scène serait, d’un point de vue légal, plus acceptable que l’exploitation d’animaux vivants dans un cirque. Le bien-être animal n’est, quant à lui, pas source de confusion : le respect des animaux demande nécessairement l’abolition de toute forme d’exploitation, que la mort de l’animal soit entraînée ou non.

La tradition comme pilier de l’économie locale et de la liberté individuelle : une croyance erronée

« Nous sommes des êtres de sens et de morale, et nos lois racontent qui nous sommes ». Aymeric Caron maintient dans son essai que la loi est, ou tout du moins, doit être nécessairement réflective du peuple français et de sa mentalité. Puisque la majorité des Français réprouvent la corrida, la chasse ou les combats de coqs, certainement la loi devrait être modifiée dans un sens qui respecterait l’avis de la majorité des citoyens.  

Ce serait sans compter l’intervention des lobbies et autres groupes de pression économiques arguant en faveur du maintien de ces traditions. L’auteur prend l’exemple des ferias de Nîmes et de Bayonne, qui attirent chaque année environ deux millions de touristes à elles seules. Quand bien même, à Nîmes, seulement 50 000 personnes – soit 4% des touristes – se sont rendues aux arènes. A Bayonne, ce nombre chute à 10 000, soit 1,5% des participants aux ferias. L’argument économique en faveur du maintien de la corrida est dès lors décrédibilisé : peut-on encore parler de moteur économique lorsqu’il est statistiquement clair que la corrida ne représente qu’une partie infime du revenu généré par les ferias ? 

L’auteur rapporte également les paroles des aficionados de la corrida en ces termes : « on ne vous demande pas d’aimer la corrida, on vous ordonne simplement de ne pas attenter à notre liberté en voulant la supprimer ». Bien que la provenance de cette citation soit douteuse, l’argument en découlant est toutefois très pertinent : l’abrogation d’une loi ou d’une coutume est nécessairement liberticide. Légiférer sur le travail des enfants est liberticide, de même que sur les limitations de vitesse, mais ces restrictions sont nécessaires à l’amélioration de la vie en société. Dès lors, abroger une loi – qui ici ne tient qu’à un alinéa – pour permettre à des animaux de ne pas être poignardés à l’occasion d’une représentation « artistique » est liberticide. Peut-on néanmoins affirmer qu’il est nécessaire de maintenir une liberté si étroite qu’elle permet d’ôter la vie d’un animal, du moment que celui-ci est dans une arène, dans un département précis ? 

Comme l’auteur l’écrit, les animaux ne votent pas mais ont des droits que nous nous devons de gagner pour eux. Il en tient à nous, citoyens, de continuer de faire pression sur notre classe politique.

La solution évidente mais controversée de l’auteur : l’antispécisme

taureau sue le sable probablement dans une arène
L’antispécisme bien plus qu’un courant de pensée | Crédit photo : Agnès Maillard via unsplash.com

L’habitude est une raison irrecevable pour justifier la pertinence d’une pratique. Il a été établi que la tradition de la corrida nous vient d’Espagne. Seulement, entre autres pays tels que le Chili, l’Uruguay, le Royaume-Uni ou le Mexique ; la Catalogne a elle aussi mit de facto fin à cette pratique. Quelle raison nous reste-t-il pour revendiquer une tradition importée ? Peut-être la raison se trouve-t-elle dans nos propres préjugés spécistes. 

Déjà en 1882, Victor Hugo écrivait contre la pratique de la chasse[8], étant nommé à la Présidence d’honneur de la Ligue Française contre la vivisection[9]. Il revendique le droit à la vie des animaux et évoque un abus de pouvoir sur ce qu’il nomme « les bêtes ». Contrairement à l’avis de certains détracteurs qui nous sont contemporains, l’antispécisme n’est manifestement pas un phénomène récent. 

Mais finalement, que veut dire ce terme ? Aymeric Caron définit l’antispécisme comme le refus de considérer l’espèce comme un critère de discrimination. Il s’agit d’un courant de pensée souhaitant une égalité dans la considération accordée à tous les êtres vivants « sentients », soit la reconnaissance d’une même volonté de vivre pour l’entièreté des espèces. Il continue de préciser que l’antispécisme ne vise pas à l’égalité de traitement, mais au bon sens : les spécificités de chaque animal doivent être respectées. Quatre droits essentiels ressortent alors de cette réflexion : le droit de ne pas être tué, enfermé, violenté et vendu. 

L’antispécisme vise à terme, selon l’auteur, à réformer l’abattage halal et casher, à interdire la chasse le week-end et pendant les vacances, à limiter le nombre d’espèce chassées, à réformer l’expérimentation scientifique et cosmétique, ou encore à fermer les zoos au profit d’espaces de liberté pour les animaux. 

Dès lors, certaines questions de droits fondamentaux peuvent se poser, notamment au regard de la liberté de conscience et de religion. A titre d’exemple, la législation européenne permet aux Etats membres de l’Union Européenne de réglementer l’abattage rituel afin d’y ajouter une condition préalable : l’étourdissement de l’animal[10]. D’autres questions se posent, notamment sur la réforme des zoos : les espaces de liberté créés pour les remplacer devraient-ils dépendre de fonds publics ? Comment assurer un financement stable de manière à ne dégrader ni le bien-être animal ni le salaire de leurs soigneurs ? 

Bien que toutes ces interrogations ne puissent être adressées immédiatement, d’autres remarques viennent alimenter la discussion. L’auteur explique que seulement 19% des Français supportent encore la pratique de la chasse[11] et que contrairement aux préjugés, la majorité des détracteurs de la chasse ne sont pas citadins mais bien ruraux. Ils sont cyclistes, promeneurs, ou amateurs de cueillette. Le spécisme a pourtant de beaux jours devant lui : l’auteur cite l’exemple du ministre de la Justice Éric Dupont-Moretti, amateur de corrida et de chasse au faucon, de même pour le président du Sénat Gérard Larcher. 

Abolition : ce qu’on en pense

livre ouvert vue de profil
Lecture difficile mais nécessaire pour ce rendre compte de ce qu’il se passe| Crédit photo : Jonas Jacobsson via unspash.com

            Abolition n’est pas une lecture facile. Entre descriptions détaillées des supplices infligés aux animaux dans les arènes ou abattoirs et vendettas politiques, cet essai n’est pas une « lecture plaisir ». Bien au contraire, sa lecture enrage. Néanmoins, l’auteur rappelle que l’ampleur de la tâche ne peut conduire à l’inaction. 

Il écrit : « toutes ces choses interdites sur les humains devront un jour être épargnées aux non-humains ». L’idée d’une fatalité est apparente : il n’est pas possible que la question du bien-être animal ne soit pas amenée à évoluer. A ce titre, une proposition de loi a été introduite en 2022[12] par l’auteur lui-même, et supportée par des députés reconnus tels que Sandrine Rousseau, Louis Boyard, Rachel Keke ou Mathilde Panot. Cette proposition vise à l’adoption d’un article unique : l’abolition de la corrida sur l’ensemble du territoire français. 

La lecture de ce petit « manifeste » peut décourager voire réduire à l’inaction. Il n’est toutefois pas synonyme de complaisance : au-delà des mots, des actions sont mises en place. La proposition de loi n’est qu’une étape ayant été précédée de manifestations et de nombreux articles de sensibilisation. Nous rappelons aussi l’existence d’associations mondiales et locales telles que PETA, 30 millions d’amis, L214 ou la Fondation Brigitte Bardot qui elles aussi, travaillent quotidiennement au bien-être animal. 

Nous ne pouvons que conseiller la lecture de ce court essai afin de comprendre la réalité de l’exploitation animale, puisque logiquement, il en revient à nous tous de porter la responsabilité de l’amélioration de leurs conditions de vie.

Rédigé par Manon Palmer pour New Hera 🌱

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[1] Article 515-14 du Code civil

[2] Article 521-1 du Code pénal

[3] Cour d’appel de Toulouse, 3 avril 2000, 1999/03392

[4] Tribunal correctionnel de Bordeaux, 27 avril 1989, JCP 1989, II, 21344 (1°) note Agostini

[5] Loi du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes (1), n° 2021-1539

[6] Art. L. 413-10.-I.- « Il est interdit d’acquérir, de commercialiser et de faire se reproduire des animaux appartenant aux espèces non domestiques en vue de les présenter au public dans des établissements itinérants […] Cette interdiction entre en vigueur à l’expiration d’un délai de sept ans à compter de la promulgation de la loi »

[7] Art. L. 413-12.-I.- « Sont interdits les spectacles incluant une participation de spécimens de cétacés et les contacts directs entre les cétacés et le public. Cette interdiction entre en vigueur à l’expiration d’un délai de cinq ans à compter de la promulgation de la loi »

[8] « A un homme partant à la chasse », Dernière gerbe, 1902

[9] Ouverture du corps d’un animal alors qu’il n’est pas anesthésié

[10] CJUE, 17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van België e.a. c/ Vlaamse Regering, C-336/19

[11] https://www.ipsos.com/fr-fr/les-francais-rejettent-massivement-la-chasse

[12] Proposition de loi n°329 visant à abolir la corrida : un petit pas pour l’animal, un grand pas pour l’humanité